Coordonat de Georgeta CONDUR
Volum IX, Nr. 1 (31), Serie nouă, decembrie 2020- februarie 2021
La première vague historique du populisme
[The First Historical Wave of Populism]
Robert ADAM
Abstract: Populism has become nowadays a synonym for demagoguery. However, it has not always been this way. In the past, various political movements self-identified as populist claimed populism as a doctrine as legitimate as any other. Their aim was to advance the interests of the people, viewed as being opposed to the schemes of the corrupt elites. The roots of populism go back into the 19th century. The first populists hailed from Russia and the United States. This paper explores their respective ideologies and political fortunes.
Keywords: populism, political theory, people, democracy, elites, Russia, USA, history
Aujourd’hui, populisme est devenu un stigmate. Le terme est employé en synonyme de démagogie.
Toutefois, il n’en a pas toujours été ainsi. Des mouvements politiques se sont déclarés populistes. La tradition politique et intellectuelle du populisme est solidement enracinée dans l’histoire culturelle des XIXème et XXème siècles. Ses sources originaires sont au nombre de deux: les narodniki russes et les populistes américains du siècle. Nous allons les explorer ci-après.
- Les narodniki russes
Les narodniki étaient des intellectuels slavophiles, champions de l’orthodoxie et de la tradition et irréductibles adversaires de la modernisation et de l’occidentalisation (individualisme, urbanisation) de la Russie, que les réformes rendaient plausibles. Leur nom vient de narod, peuple en russe. Synthèse du socialisme occidental et de la communauté paysanne russe mythique érigée en modèle d’organisation politique, le narodnikisme théorisa même les avantages de l’arriération économique avec Nikolai Tchernychevski : « la tradition ancienne de la propriété communale permettrait aux…paysans de développer la production coopératiste et de progresser vers une société totalement communiste »[1] .
Selon Ghiţă Ionescu, politologue roumain exilé après la seconde guerre mondiale, les principales caractéristiques du populisme russe étaient au nombre de trois : le saut par-dessus une étape historique, le capitalisme ; le rôle historique de l’intelligentsia est de venir en aide au peuple ; l’État ancien devrait être détruit pour favoriser l’avènement d’une société communautaire[2]. Entre 1850 et 1880, des intellectuels des classes moyennes inspirés par les écrits de Alexandre Herzen (1812-1870), écrivain et penseur politique considéré le père du socialisme russe, ont tenté d’aller vers les paysans afin de les éduquer et leur donner conscience de leur mission historique.
Herzen, noble et grand propriétaire par la naissance, a alterné dignités et disgrâces, sa vision réformiste s’accommodant mal de l’immobilisme de l’administration russe de son temps. Héritant de son père en 1846, il quitte la Russie en 1847 pour ne plus jamais y revenir. Il séjourne successivement en Italie, puis en France, Angleterre et Suisse pour s’éteindre à Paris. Il devient le premier éditeur de presse russe libre, les publications L’étoile polaire (Poliarnaia zviezda), Voix de Russie (Golos Rossii) et surtout La cloche (Kolokol, 1857-1867), dirigées et financées par lui-même, lui valant une considérable influence dans son pays natal. Malgré la censure, ses périodiques parvenaient à une diffusion importante en Russie après la mort du tsar Nicolas en 1855. Le progrès social et la liberté individuelle étaient les buts de sa démarche politique, non seulement dans l’empire du tsar, mais à l’échelle européenne. Déçu par les révolutions de 1848, mais non par les idées qu’elles véhiculaient, Herzen plaidait pour le droit de l’individu à faire ses propres choix et pour un rôle de l’État réduit au minimum. Après une longue campagne pour la libération des serfs, finalement couronnée de succès en 1861, le penseur russe, qui vécut à Londres entre 1852 et 1864, capitalisa sur cet acquis social pour une nouvelle action d’envergure en faveur des paysans, synthétisée par le slogan Terre et liberté, repris après sa mort par le parti populiste. Les réformes entreprises en Russie, ainsi que son engagement en faveur du mouvement de libération nationale polonais de 1863, ont fait baisser son immense crédit.
Refusant pour sa part l’action violente au grand dam de radicaux tels que Nikolaï Tchernychevski (1828-1889, philosophe matérialiste et penseur politique socialiste) et Nikolaï Dobroliubov (1836-1861, critique littéraire, journaliste et révolutionnaire), échaudé par l’échec des mouvements quarante-huitards, Herzen fut qualifié de libéral par les révolutionnaires, à cause de son refus d’un changement brusque auquel il préférait une lente consolidation des acquis démocratiques. Son entente avec les libéraux fut mise à mal en 1863 par l’insurrection polonaise, ses amis prenant fait et cause pour la répression. Son refus de la tyrannie et des sacrifices sur l’autel de diverses abstractions politiques, de même que sa prudence lui valurent de rester esseulé : La cloche perdit beaucoup de lecteurs, cessa de paraître en 1867 et à sa mort Herzen était tombé dans l’oubli.
Ses écrits politiques fondamentaux : Sur le développement des idées révolutionnaires en Russie (1851) et Le Peuple russe et le socialisme (1855) lui survivront et influenceront bien d’autres penseurs, dont le romancier Léon Tolstoï et plus récemment Isaiah Berlin[3].
L’idée du sacrifice pour le peuple trouve une expression accomplie dans les Lettres historiques (1870) de Peter Lavrov (1823-1900), philosophe, journaliste et sociologue : les intellectuels se doivent d’éclairer le peuple mais en même temps ils ont le devoir d’adopter son mode de vie sain. Radical depuis 1862, exilé à Paris en 1868, il s’impliquera dans la Commune au point de lui chercher des soutiens à l’étranger. Lavrov s’éloigne progressivement de la doctrine de la révolution violente au bénéfice d’un socialisme réformiste. Selon lui, si le socialisme était un aboutissement naturel du développement historique de l’Occident, son avènement restait possible en Russie malgré un retard économique, politique et social. À une condition néanmoins : que les intellectuels aillent vers le peuple, se mettent à sa tête pour faire triompher la révolution par les masses rurales. Ses vues contrastaient avec celles d’un autre pensionnaire de la « colonie russe » de Zürich (où Lavrov s’installe en 1872), l’anarchiste
Mikhail Bakounine (1814-1876), qui estimait les Russes mûrs pour la révolution[4].
Lavrov sera l’inspirateur principal de la « croisade vers le peuple » de 1874, bien que les Lettres historiques fussent publiées sous le pseudonyme de Mirtov : les étudiants investissent les campagnes, mais ils sont à la fois rejetés par les paysans et réprimés par la police tsariste.
S’ensuit une nouvelle doctrine narodnichestvo énoncée par les penseurs révolutionnaires Mark Natanson (1851-1919), Alexandre Mikhailov et Lev Tikhomirov, qui stipulait « le renoncement au monde raréfié de l’élite intellectuelle et à ses théories abstraites et l’adaptation à la vision et aux intérêts du peuple »[5]. Les populistes furent toutefois forcés d’admettre que les paysans étaient hostiles aux intellectuels et que l’État n’allait pas se réformer de son propre chef.
En 1876, le parti Zemlia i Volia (Terre et Liberté) devient la vitrine politique du mouvement. Il se manifeste ouvertement pour la première fois lors d’une manifestation étudiante à Kazan. La formation s’organise comme une société secrète. Pour atteindre ses buts et accorder aux habitants des campagnes la propriété collective des terres à travers les obshtchina, les organisations traditionnelles villageoises communes non seulement à la Russie mais également à d’autres pays de l’Est (Roumanie, Bulgarie, Serbie), promouvoir la liberté individuelle afin que les paysans soient capables d’assumer un rôle prépondérant et abolir la propriété privée, le mouvement se donne une structure centralisée et mise sur l’agitprop (agitation et propagande) en vue de répandre la bonne parole dans les masses. Terre et Liberté organise l’impression et la diffusion clandestine de littérature révolutionnaire, investit le milieu ouvrier et s’implique dans des grèves à Pétersbourg en 1878-1879. Le parti sera marqué par la querelle des slavophiles et des occidentalistes et par l’opposition entre adeptes de la voie politique et partisans de l’action terroriste. Vers la fin des années 1870, les deux directions deviennent difficilement conciliables. L’action en vue de la « subversion de l’État » penche de plus en plus vers l’élimination physique des ennemis les plus dangereux ou les plus représentatifs, tels de grands terriens, des dirigeants de la police impériale et des membres du gouvernement. La répression accrue dont l’organisation fait l’objet, ainsi que le mécontentement engendré par la guerre russo-turque de 1877-1878 mènent à une radicalisation de ses adhérents. En 1878 tombe sous les coups des membres de Terre et Liberté le chef du Corps Spécial de la Gendarmerie Nikolai Mezentsov.
Cependant Terre et Liberté ne considère pas encore la terreur comme un moyen de combat révolutionnaire, mais comme une autodéfense et une réponse à l’acharnement policier. Début 1879, une faction de terroristes politiques est déjà constituée au sein du parti. Le congrès de Voronej en juin n’aboutit qu’à un accord fragile entre les deux groupes. En août 1879, la scission se produit : d’une part les politiques modérés de Tcherny peredel (Partage noir), de l’autre les radicaux violents de Narodnaia volia (Volonté du peuple)[6]. Ces derniers, dans la personne de Sophie Perovski, fille de l’ancien gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, se rendront responsables de l’assassinat à la bombe du tsar Alexandre II le 13 mars 1881 après plusieurs tentatives manquées. La répression sera dure et sonnera le glas des réformes envisagées par le tsar. Le parti populiste sera décapité. Le populisme sera ressuscité en 1902 par le Parti Socialiste Révolutionnaire de Victor Tchernov (1873-1952), apôtre du socialisme populiste, ennemi des bolcheviks en 1917 et exilé par la suite.
- Les populistes américains
L’autre grand repère politique du courant est constitué par les populistes américains. Les populistes américains dont l’expression politique fut le People’s Party avaient une base sociale différente. Le noyau du mouvement était formé de producteurs agricoles indépendants, pour lesquels la propriété privée représentait le principe économique fondamental. Leurs adversaires furent les grands trusts, bancaires ou ferroviaires, qui jouaient un rôle qui ne cessait de s’accroître, au détriment des petits producteurs[7]. Leur vision politique impliquait une augmentation du pouvoir fédéral, afin de mieux protéger l’intérêt du « peuple ». Contrairement à la Russie, aux États-Unis l’impulsion vient du peuple (plus précisément des fermiers) et non de l’élite.
Le People’s Party, largement connu aussi comme le Populist Party, puise ses racines dans la grande chute des prix agricoles au milieu des années 1870. Pour faire face à la crise qui menaçait de les ruiner tous, les fermiers se regroupent en 1876 dans une Alliance des Fermiers, formé en 1876 à Lampasas, au Texas, et qui visait une action économique collective. Dans les années 1880 la sécheresse affecta rudement les régions de culture du maïs des Grandes Plaines, alors que le prix du coton sudiste tomba à un niveau très bas. Les fermiers y accumulaient des dettes qui risquaient de les conduire à la faillite. L’Alliance devint très active vers la fin de cette décennie et sur fond de dépression économique rallia à ses positions antitrust des ouvriers industriels. Elle développa un agenda politique national qui comprenait un appel au gouvernement fédéral pour mener des réformes et contrôler les prix et aussi la question très technique du renoncement à l’étalon or en faveur d’un double étalonnage du dollar (or et argent) afin de contrer la baisse importante des prix des produits agricoles.
Comme les partis traditionnels, Démocrate et Républicain, fondés avant la guerre civile Nord-Sud (1861-1865), tardaient à promouvoir les politiques envisagées par l’Alliance, et notamment le double étalonnage, en 1889-1890 des membres de l’Alliance fondent, en concertation avec les Chevaliers du Travail (Knights of Labor), le People’s Party. Le nouveau mouvement enregistrera immédiatement un premier succès notable en remportant les élections pour l’assemblée du Kansas et au niveau national William Peffer devient son premier sénateur.
En 1892, le parti tient convention nationale à Omaha (État de Nebraska), adopte une plateforme d’action nationale et investit des candidats pour les élections fédérales. Son programme incluait une mise sous contrôle du gouvernement des grandes banques, l’impôt progressif sur le revenu, l’élection directe des sénateurs, la journée de travail de huit heures et le contrôle par le gouvernement de toutes les compagnies de transport ferroviaire, téléphone et télégraphe. A l’élection présidentielle de 1892, James B. Weaver (1833-1912) remporte quatre États et plus d’un million de voix. Les populistes sont le premier parti américain à intégrer les femmes dans leurs rangs. De même, certains populistes du Sud, dont Thomas E. Watson (1856-1922), défièrent la ségrégation raciale de l’époque en évoquant une nécessaire solidarisation politique des Blancs et des Noirs pauvres au nom des intérêts économiques communs. Toutefois, ces appels ne furent jamais mis en pratique et Watson lui-même allait se faire remarquer plus tard par ses prises de position racistes[8].
Les populistes ne parviendront pas à capitaliser sur ce succès initial. Une querelle interne éclata entre adeptes de la fusion avec les Démocrates au nom du pragmatisme et tenants d’un positionnement à long terme à mi-chemin entre Républicains et Démocrates. La présidentielle de 1896, où les populistes favorables à la fusion eurent gain de cause à la convention du parti et se rangèrent derrière le perdant démocrate William Jennings Bryan, aura raison des ambitions nationales du People’s Party. Affaibli, il présentera toutefois des candidats aux présidentielles de 1900 (Wharton Barker, 1846-1921), 1904 et 1908 (Thomas Watson), pour ensuite s’effondrer. Le People’s Party aura cependant eu des gouverneurs, des sénateurs et membres du Congrès et laissera une trace marquante dans l’histoire politique américaine[9].
D’ailleurs, selon Lawrence Goodwyn, un historien du mouvement, son apport le plus important fut « une expérience de la participation démocratique à la politique ». Comme ils appelaient de leurs vœux une augmentation du pouvoir fédéral pour le transformer en « gouvernement du peuple », leurs idées furent souvent circonscrites au socialisme. Mais ils prétendaient pour leur part exprimer le point de vue de tout le monde, sauf les millionnaires[10].
D’ailleurs, c’était « le système monétaire impersonnel… [qui] était leur véritable oppresseur »[11]. Toutefois, comme leur type idéal restait le propriétaire terrien indépendant, les populistes n’étaient point socialistes dans leur vision de la propriété privée ni du modèle de production. C’est aussi une des raisons pour lesquelles leur tentative de rassembler sous la même bannière petits producteurs et ouvriers, contre l’ennemi commun, la ploutocratie, qui exploite le travail des uns et des autres, n’eut pas la portée qu’ils eussent espérée. Les animosités raciales, ethniques et sectorielles y jouèrent également un rôle[12]. Le même Goodwyn, cité par Canovan, avance que la variable la plus importante pour la conversion du mécontentement des fermiers sudistes en populisme politique fut leur implication dans le mouvement coopératiste[13]. Nous retrouverons le coopératisme comme facteur clé du populisme politique dans l’Europe centrale et de l’Est de l’entre-deux guerres.
Nous tenons là une des difficultés identitaires majeures du populisme : son positionnement problématique sur l’axe gauche/droite. Mélange de socialisme révolutionnaire et conservatisme économique, il est atypique. Et cela depuis ses premiers pas. La suite ne fera qu’augmenter cette confusion.
Bibliographie
BERLIN, Isaiah, Russian Thinkers, Hogarth Press, Londres, 1979.
CANOVAN, Margaret, Populism, Harcourt Brace Jovanovich, New York & Londres, 1981.
GOODWIN, Lawrence, Populist Moment: A Short History of the Agrarian Revolt in America, Oxford University Press, New York, 1978.
HARDY, Deborah, Land and Freedom: the Origin of Russian Terrorism, 1876-1879, Greenwood Press, Westport, 1987.
IONESCU, Ghiţa; GELLNER, Ernest (eds.), Populism. Its Meanings and National Characteristics, Weidenfeld and Nicolson, Londres, 1969.
WOODWARD, Comer Vann, Tom Watson: Agrarian Rebel, Oxford University Press, New York, 1963.
[1]Apud Margaret Canovan, Populism, Harcourt Brace Jovanovich, New York & Londres, 1981, p. 70.
[2]Ghiţa Ionescu, “Eastern Europe”, dans Ghiţa Ionescu, Ernest Gellner (eds.), Populism. Its Meanings and National Characteristics, Weidenfeld and Nicolson, Londres, 1969, pp. 97-121.
[3]Son estime pour Herzen est notamment visible dans Isaiah Berlin, Russian Thinkers, Hogarth Press, Londres, 1979.
[4]Canovan, op. cit., p. 75.
[5]Apud Canovan, op. cit., p. 76.
[6]Deborah Hardy, Land and Freedom: the Origin of Russian Terrorism, 1876-1879, Greenwood Press, Westport, 1987.
[7]Pour l’histoire et l’idéologie du populisme américain, voir Canovan, Populism, éd. cit., pp. 17-58.
[8]Comer Vann Woodward, Tom Watson: Agrarian Rebel, Oxford University Press, New York, 1963.
[9]Lawrence Goodwin, Populist Moment: A Short History of the Agrarian Revolt in America, Oxford University Press, New York, 1978.
[10]Canovan, op. cit., p. 54.
[11]Ibidem, p. 55.
[12]Idem.
[13]Canovan, op. cit., p. 54.