Coordonat de Mioara ANTON și Daniel ȘANDRU
Volum VIII, Nr. 3 (29), Serie nouă, iunie-august 2020
La guerre en héritage
(The Lasting Legacy of World War I)
Adelina-Maria BOCANCEA
Abstract: The impact of the First World War goes far beyond those directly involved in the conflict and leaves its mark on the generations to come. In his book Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), the French historian Stéphane Audoin-Rouzeau looks back at his own family lineage in order to tell the story of the war the way that it was lived by (not so) ordinary people and their relatives, during the conflict itself but also decades after the official end of the confrontation. The essay thus analyses the heritage of the Great War, as it stands out from the personal experiences recalled in the book : the difficult transition from military to civilian life for the soldiers who survived, the lack of dialogue and comprehension from those closest to them, the incapacity of leaving the war behind and redefining one’s reasons to live ; the mourning of the dead, but also of the society and life that the survivors will never find to be the same ; the impact of the conflict on the generations that followed those who directly took part in the armed confrontation.
Keywords: First World War, heritage, generations, conflict.
Introduction
Si la signature des armistices à partir de l’automne 1918 marque le début d’une fin officielle de la confrontation armée, le retour à la paix dans les pays impliqués, aussi bien chez les vainqueurs que chez les vaincus, ne s’est pas fait sans peine. La mise en scène de l’arrivée des soldats, empruntant le chemin en sens inverse par rapport à 1914 laisse croire à un retour à la normale qui, à regarder de plus près, est loin de la réalité. En effet, il serait plus légitime de parler d’un long processus de sortie du conflit, d’une transition entre l’état de guerre vers la paix, la reconstruction[1]. Quatre années ont suffit pour enrayer villes et villages, hommes et femmes, normes et repères anciens, et leur substituer l’empreinte de la mort, de l’incompréhension, de l’inhumain. L’onde de choc de la Grande Guerre s’étend ainsi sur plusieurs générations: sa violence ne s’oppère pas uniquement sur le champ de bataille, mais bien des années au-delà, quel que soit le statut de ses récepteurs – victimes, vainqueurs, fils de guerrier, épouse, ami proche, parents.
Dans son récit de filiation[2], l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau retrace le destin de sa famille, où la guerre est tue mais transmise de père en fils. Autant le conflit a été bruyant, autant les souvenirs qui en découlent se murent souvent dans le silence. Tout comme le particulier reflète souvent le général, cette histoire, intime sans l’être, ne fait que renvoyer l’image de ce qu’ont traversé des millions de Français durant le conflit et à la sortie de la guerre. On découvre ainsi que le deuil ne se limite pas à accepter la disparition des proches, souvent en l’absence même des corps perdus quelque part dans le chaos du front; le deuil s’applique en l’occurrence à la vie aussi, car il s’agit de reconstruire les revenants à qui la guerre a tout pris: les années de jeunesse, l’espoir, le corps, la place qu’ils occupaient jadis au sein de la société qui, elle non plus, n’est point la même.
Comment se passealors le retour des survivants et se rétablit la vie? A quel point le dialogue a-t-il été possible entre les anciens du front et la population civile? Et quelle mémoire, quel héritage le conflit lègue-t-il aux générations d’après? Pour tenter d’y répondre, nous allons tout d’abord nous pencher sur les trois récits d’anciens combattants que Stéphane Audoin-Rouzeau met en lumière: trois grand-parents (dont un par alliance) et tout autant de façons de vivre l’expérience du conflit mondial. Toujours à partir de ces témoiganges précieux, nous allons ensuite suivre la manière dont la guerre, bien des années plus tard, ne quitte pas ceux qui y ont pris part; bien au contraire, elle façonne les destins et se transmet de père en fils, parfois sous la forme du déni, d’un lourd silence, d’autres fois, comme l’évidence du traumatisme dévoilé enfin par le regard conscient de l’historien.
Quelle(s) histoire(s)?
Le récit de filiation que rédige Stéphane Audoin-Rouzeau s’étend sur un siècle. Autant dire que l’héritage de la Grande Guerre s’immisce même de nos jours et garde une place à part dans l’immaginaire collectif. A travers son livre, l’auteurne cherche pas à rendre compte du conflit à grande échelle; il descend son regard sur l’expérience des petites gens, des soldats ordinaires et de leurs héritiers. C’est „l’Histoire dans l’homme”, dit-il, en reprenant une phrase de l’écrivain Georges Yvernaud. Et pour cause, nous avons affaire à trois portraits différents de combattants, trois manières de vivre le temps de la guerre et l’après-coup, trois destins qui sont ceux de Max, Pierre et Robert, mais qui auraient pu être, et l’ont sans doute été, ceux de tant d’autres Français engagés dans le conflit de 1914-1918.
Grand-père maternel de l’auteur et âgé d’à peine 23 ans lorsque la guerre se déclenche, Max se retrouve au front, où sa connaissance des langues étrangères lui garantira une place privilégiée au sein de l’armée. Sur tous points, le jeune homme est pourtant quelqu’un de „banal”: un soldat apprécié, mais sans doute trop obéissant aux yeux de son petit-fils, un combattant comme tant d’autres, qui „pense comme les journaux”, imbu de ses origines françaises et qui nourrira toute sa vie la haine contre les Allemands. Son portrait ressort à travers une longue série de lettres qu’il échange avec celle qui deviendra par la suite son épouse, Denise, devant laquelle il se met en scène, il pose en soldat courageux, viril, s’adonnant corps et âme à son devoir envers la patrie. La mort est bien présente, mais semble peu l’effrayer ou, du moins, il s’en cache: face aux attaques de l’ennemi le temps s’arrête, mais la vie reprend de plus belle et les soldats se mettent à „rire, à chanter à tue-tête, pour que nous ne l’entendions pas si elle [la mort] nous veut”[3]. Cette perception du danger et l’élan que les hommes ressentent à la fin d’un échange de feu, lorsqu’ils découvrent le bonheur dans le simple fait d’y avoir survécu, est d’ailleurs une constante dans les témoignages des anciens de la gueurre, comme le montre ce fragment d’une lettre d’un poilu: „Ce n’est pas gai, mais la fournaise éteinte, le ciel apaisé, les Titans fatigués, le calme rétabli, la bonne humeur reprend ses droits, chacun sort de son trou, heureux de vivre, de retrouver ses voisins, la vie reprend plus active, on répare les dégâts, les piquets broyés sont remplacés, les plaisanteries recommencent. Les Français sont admirables”[4]. Autre constante encore, la haine de l’ennemi (et même des alliés), cultivée en grande partie par la propagandequi fait taire l’effort surhumain de la guerre sous l’image grandieuse du soldat français, dont les raisons qui l’entraînent au front dépasseraient de loin le simple but de défendre le territoire de sa patrie: sa mission tient de l’ordre des idées, d’un héritage culturel qu’il se doit de protéger au prix de sa vie. De l’autre côté, les Boches sont, aux yeux de Max, des barbares, tandis que les Américains n’ont que leur „beauté physique” à offrir, faute d’autres „affinités”.
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, sa disponibilité pour le combat, son mépris des Allemands restent les mêmes que 25 ans auparavant. Dans ses lettres à Denise, on a presque le sentiment que Max n’est pas réellement retourné de la guerre: dans l’attente d’une nouvelle mobilisation il range sa vieille glace de campagne, se rappelle les reflexes du soldat qui sont désormais ancrés à jamais en lui. Juin 1940, avec l’avancée des Allemands, la famille est obligée de fuir son village en Normandie et Max organise le départ, sans se rendre compte que la guerre, lente et immobile autrefois, avait changé. Sous la pression du temps et des attaques ennemies, il éclate en sanglots – seule fois peut-être où son masque de soldat conforme tombe et laisse entendre la peur, la faiblesse. Et dans le monde d’enfant de Michelle, sa fille, c’est sans doute moins le spectacle de la guerre qui lui fait perdre pieds, mais bien le désespoir de son père.
Autre personnage de ce récit bouleversant, Pierre Bazin est né en 1896 et passera presque 8 ans sous uniforme. Il est le grand-père de l’épouse de Stéphane Audoin-Rouzeau et sa longue vie permettra à l’historien de côtoyer le souvenir de la guerre peut-être mieux qu’il ne l’a fait avec sa propre lignée. Car à la différence de Robert, par exemple, Pierre parvient à parler de la confrontation et revient même sur des détails particulièrement saisissants: les mariages entre hommes au front ou encore, la pratique du suicide chez les soldats, récit qui permet de déchiffrer une œuvre d’Otto Dix où l’on voit un combattant le pied nu et le fusil dans la bouche. La guerre reste intacte dans son souvenir bien des décennies plus tard, mais elle apparaît, au grand incovénient du jeune Audoin-Rouzeau, comme un temps flou, unitaire, qui ne peut être saisi en années (il ne se rappelle pas de dates exactes), mais qui est pris dans les émotions, dans la violence des événements, de l’Histoire plus forte que l’homme qu’elle vient écraser. Le seul à avoir été physiquement blessé parmi les trois combattants du livre, Pierre semble s’être pourtant remis du traumatisme psychique, malgré une vie semée d’épreuves (la mort de son frère et, plus tard, de son fils à qui il avait donné le même prénom – pratique courante, d’ailleurs, chez ceux qui avaient perdu un proche au front). Mais sa main déformée par un obus ne fait que rappeller que „c’est dans le corps de ceux qui combattent que se joue le combat lui-même”[5].
Ce n’est pas le cas cependant de Robert, le grand-père paternel de l’historien qui, lui, ne se remettra jamais du conflit et ne sera pas non plus à même de mettre des mots sur sa souffrance. Envoyé au front à peine sorti des bancs de l’école, il livre néanmoins un récit époustouflant du champ de bataille où il frôle plusieurs fois la mort et est saisi d’un sentiment qu’il se sent incapable de définir, tellement cela „ne se raisonne pas. C’est plus fort que soi”[6]. Jeté dans la fournaise de la confrontation, il restera marqué à jamais par l’image des chevaux morts, par le village fantôme que les obus avaient détruit, par la boue et l’odeur de cadavres qui l’entourent. Une guerre se montrant d’emblée, à Robert comme à tant d’autres, inhumaine et insensée: „La réalité dépasse notre imagination et cela me paralyse d’écrire. Aussi je laisse toute cette histoire que je vous dirai, s’il m’est jamais permis de revenir au monde”[7]. Sauf que ce que ces soldats ne réalisent peut-être pas encore, c’est que cette expérience de la mort marquera à jamais une rupture entre la vie d’avant et celle qui succédera à la guerre. Dorénavant, il n’y a point de retour en arrière.
L’après-1918
Le temps de la guerre en est un exceptionnel par excellence. Le conflit ne fait pas de distinction de statut, de richesse ou d’âge: il n’épargne personne. Dans l’existance de tous les jours, en période de paix, chacun suit le cours de sa propre vie, ses ambitions et ses projets. Mais le temps de guerre en est un unitaire. Il devient le même pour tous et destins individuels se fondent sous le poids écrasant de l’Histoire. De sorte que retourner aux repères d’avant et sortir du conflit s’avère être un long processus de démobilisation à la fois physique, effective et mentale, psychologique.
D’abord, il s’agit de „faire passer les belligérants de l’état de guerre à l’état de paix, (…) réintégrer plusieurs millions d’hommes dans des sociétés dont ils redoutent qu’elles leur soient devenues étrangères”[8]. En France, cette démarche s’étendra sur une durée de deux ans et fera revenir au foyer quelque 5 millions d’anciens combattants, à qui il fallaitdésormais assurer un avenir à la hauteur de leur sacrifice pour la patrie.
Ensuite, la démobilisation culturelle dont parle John Horne[9] et qui, elle, prendra encore plus d’années, un temps auquel il est difficile cependant d’associer un début et, surtout, une fin, car le changement qui doit cette fois-ci s’oppérer tient plutôt au mentalités, au rapport que l’on entretient avec la guerre et ce, au niveau de toute la population. Le deuil, le besoin de comprendre la raison d’un tel sacrifice, la quête de boucs émissaires et la haine contre l’ennemi seront tout autant d’enjeux auxquels il faudra tenter de donner une réponse dans les années suivant la fin officielle de la confrontation.
Bien que l’armée française se range du côté des vainqueurs, le prix à payer s’avère d’emblée profondément lourd. Au fond, tout reste à rebâtir: d’une part, les villes et villages détruits par les bombardements, que l’on cherchera à refaire à l’identique ou, au contraire, à qui l’on essayera de donner un souffle nouveau, en les modernisant. D’autre part, la question se pose de réparer les vivants: les familles des disparus, certes, avec les veuves, les orphelins, les parents restés sans héritiers; mais aussi les anciens combattants à qui il faut trouver un nouveau statut, dans un monde qui ne semble pas à même d’entendre et de comprendre leurs blessures. „De retour dans leurs foyers, les soldats démobilisés cherchent à se réintégrer à des sociétés profondément traumatisées par le conflit qui ne parviennent pas toujours à leur faire la place qu’ils espèrent: les anciens combattants sont alors déçus dans leur espoir de renouer avec l’avant-guerre, qu’ils idéalisent comme une sorte d’âge d’or, et dans celui d’être reconnus à la mesure de leurs sacrifices”[10]. En effet, rentrer chez soi après des années d’absence comporte plusieurs défis particulièrement durs à relever, aussi bien sur le plan matériel que psychologique:
Dans une économie déstabilisée, retrouver du travail quand on n’a pas fait d’études ou que l’on a perdu le savoir-faire d’avant-guerre rajoute à la difficulté de réintégration à la vie civile. Si le conflit a laissé un vide en termes de main d’œuvre, puisque beaucoup de jeunes sont morts au combat, le problème pour les survivants se pose de se réhabituer à une routine, de se soumettre à une hiérarchie qui n’a peut-être pas connu l’expérience violente de la lutte ou encore, de renoncer aux rêves d’études supérieurs pour assumer un travail rude, pénible. C’est le cas également des grand-parents de Stéphane Audoin-Rouzeau. Âgé de 23 ans lorsque la guerre éclate, Max sera démobilisé en 1919, mais son mariage avec Denise retardé pour l’année 1921, faute sans doute d’une situation financière convenable. La vie de famille commence donc plus tard, sur fonds d’incertitude, d’instabilité. L’histoire de Robert est plus parlante encore: passé des bancs de l’école directement au front, le jeune homme n’a pas d’études et il est trop tard, à la fin du conflit, de se mettre sur la voie de l’apprentisage. Il accumulera ainsi différents boulots qu’il n’arrivera pas à garder à long terme, souvent renvoyé pour son comportement envers ses supérieurs. Son père, Eugène, lui servira de soutien financier, mais certainement pas de soutien moral: il lui reprochera toute sa vie son incapacité de subvenir à ses besoins, de se reprendre en mains et d’assumer le rôle de chef de famille qui, en attendant, est rempli par sa jeune épouse, sans laquelle, aux yeux de son père, „Robert Audoin ne produirait rien”[11].
L’échec professionnel ne fait qu’entretenir la difficulté de rompre avec la guerre et de se réinsérer en tant que civil, car le travail est définitoire pour l’identité d’un individu. De sorte que, pour Robert, la perspective de retourner sur le champ de bataille en 1939 semble être la seule manière de donner un sens à sa vie, de légitimer son existance aux yeux de ses proches qui, un à un, sont incapables de résonner avec son malheur: „tout se passe comme si la mobilisation, la drôle de guerre et le début des opérations elles-mêmes lui avaient permis de retrouver un statut”[12]. L’homme fort autour duquel on avait construit un véritable culte durant le conflit, en l’érigeant en héros national et sauveur de la patrie se retrouve désormais „inutile” pour la société, incapable de subvenir aux besoins de ses proches et d’occuper le rôle viril de chef de famille.
Si réintégrer la place qu’on occupait jadis dans la société s’avère presque impossiblepour ceux que la guerre à atteint physiquement (les fameuses „gueules cassées”), l’histoire de Robert montre à quel point ceux qui en sont sortis indemnes n’en seront pas pour autant épargnés. Mais à une époque où on commence à peine à se soucier de l’inconscient, de l’émotionnel, la prise en charge psychologique est quasi inexistante; qui plus est, „les troubles psychiques étaient mal considérés en comparaison des blessures physiques tenues pour plus glorieuses”[13], ce qui fait de l’ancien combattant un être scindé: d’une part, l’image du corps intacte, d’autre part, un mal-être profond mais indicible. Lors du mariage de Robert avec sa première femme, il est célébré en héros de la Grande Guerre, validé par le regard fier de son beau-père pour qui le jeune homme incarne virilité, courage, stabilité. Mais la faiblesse l’emportera sans doute et aux échecs professionnels viendront s’ajouter un divorce, la rupture avec le fils, Philippe, et le mépris du père, qui ne sera même pas présent aux funérailles de son grand garçon, lorsque Robert décèdera, emporté par la maladie.
Une vingtaine d’années après le cessez le feu, la menace de la guerre vient à nouveau hanter l’Europe. Trop jeunes encore pour y échapper, nombreux des survivants du premier conflit mondial retourneront au front, ce qui sera un véritable coup dur du destin. Prisonnier chez les Allemands pendant quelques mois, Robert se confie à sa famille et réalise alors à quel point la guerre a impacté sa vie et celle de tant de camarades qui, comme lui, éprouvent „le regret de leurs meilleures années perdues et s’énervent à songer qu’il leur faut encore prélever des jours et des mois sur ce qui leur reste de temps à peu près convenable”[14]. Bien au-delà de cet emprisonnement provisoire, la guerre l’a hélas tenu captif durant toute son existance.
De père en fils
L’ouvrage de Stéphane Audoin-Rouzeau est avant tout une histoire d’hommes, d’abord parce que la guerre-même se construit autour du masculin. C’est ainsi que le vécu des femmes – mères, épouses ou filles – est presque complètement absent du récit de filiation que livre l’historien. On est alors témoin de l’expérience du vétéran pendant et après la guerre, mais aussi de l’image particulière que l’enfant, le garçon, se crée de la confrontation, bien qu’il soit né dans les années suivant le rétablissement officiel de la paix. Selon Manon Pignot, au sortir du conflit mondial, les enfants deviennent les porteurs de la mémoire de guerre, ainsi que du deuil, qu’ils vivent directement en tant qu’orphelins, ou qui leur est légué par leur entourage, à travers des gestes symboliques[15]. Le fils de Pierre Bazin, par exemple, recevra le prénom de son oncle mort sur le champ de bataille et héritera également de son destin tragique, car sa vie aura été écourtée prématurément par la tuberculeuse. Mais le portrait d’un autre enfant de la guerre est encore plus saisissant et mérite que l’on s’y penche afin de mieux comprendre l’onde de choc qu’avaient répandu les quatre années de confrontation. Il s’agit, bien sûr, de Philippe Audoin-Rouzeau.
Si durant la guerre, l’enfant est ciblé à son tour par un discours de mobilisation, le contact excessif avec la violence risque de mener,pour certains du moins, à un phénomène de „saturation” par rapport à ce type de messages[16]. Du haut de leur jeune âge, les petits restés à l’arrière du front éprouvent parfois de la lassitude par rapport au conflit, à la responsabilité qu’il fait peser sur leurs épaules, dans une atmosphère d’incompréhension, d’injustice et de chaos. Dans le cas de Philippe, né quelques années après la signature de la paix, on ne peut qu’émettre une hypothèse similaire. La trace de 1914-1918 poursuit le fils de Robert à chaque instant de sa vie: „le premier et presque unique ami de son père était mort au combat ; un ami de son beau-père était resté invalide. (…) Au lycée Rollin, où il effectua une scolarité chaotique, les professeurs étaient des survivants du grand conflit; et le gardien lui-même, au titre de gueule cassée, portait au visage un des pires stigmates de la Grande Guerre”[17]. Durant la période du conflit, une littérature enfantine se développe en France et ailleurs, tandis que les jouets qui rappellent le front se banalisent, de sorte que même l’espace de l’imagination et du jeu ne peuvent plus servir d’échappatoire à la réalité de la guerre. L’enfant de 14-18 aussi bien que les générations nées après baignent dans cet univers dans tous les aspects de leur vie. Les dessins de Philippe dans les années 1930 démontrent également à quel point la guerre continue de vivre et de se transmettre aux générations futures. Davantage encore, le conflit mondial „s’insinuait dans ses lectures (à la fin des années 1970, Philippe gardait un souvenir prégnant de l’espiègle Liliet de ses exploits supposés contre l’envahisseur)”[18]. Venu au monde dans un univers encore dominé par la mort et par le deuil, le jeune garçon, après y avoir été plongé à son insu, aurait-il peut-être éprouvé un trop-plein par rapport à la guerre, à la violence? Cela justifierait en tout cas son rejet de l’expérience de son père et son engagement, plus tard, dans le surréalisme.
Ce mouvement est d’ailleurs né de la guerre et si l’on risque de tomber dans un lieu commun en l’affirmant, il n’en est pas moins représentatif pour comprendre l’état d’esprit d’une partie de la société au sortir du premier conflit mondial. Les grands noms du surréalisme avaient pour la plupart été fortement impactés par la violence du combat, comme Paul Éluard, Louis Aragon, ou encore André Breton, à qui Philippe vouera un culte sans bornes à partir des années 1950. Ce qu’ils dénoncent, c’est un monde qui a perdu tout son sens d’être. Car si au début de la guerre on s’engage pour qu’elle soit la „der des der”, dans une ambition quasi messianique d’en finir, une fois pour toutes, avec les agressions entre nations, la réalité se montre quelque peu décevante. Autant d’efforts matériels mais, surtout, humains n’ont pas mené à l’idéal qui avait motivé la lutte. Du côté des vaincus aussi bien que chez les vainqueurs, les pertes sont lourdes à porter et la mort de tant d’innocents, insensée et insuportable. De sorte que, à la signature de la paix, la confiance au régime, aux anciennes institutions et hiérarchies s’en retrouve ébranlée. L’humain, fort de sa raison, en a peut-être trop usé. Les machines qu’il a créées n’ont point servi le progrès, mais l’anéantissement de l’autre. L’art et l’esprit, critique-t-on, n’ont fait, durant la guerre, que se plier aux ordres venus d’en haut, en poférant un discours de propagande, sourd aux véritables souffrances de l’homme. Selon les surréalistes, on assiste en somme à une „faillite universelle d’une civilisation qui se retourne contre elle-même et se dévore”[19].
De même, on pensait que „parler de la guerre, fût-ce pour la maudire, c’était encore lui faire de la réclame. [Le] silence nous semblait un moyen de rayer la guerre”[20]. Sur ce point encore, Philippe rejoignera la forte conviction des surréalistes et même lorsqu’il se penchera sur la vie et personnalité d’André Breton, ce sera en minimisant son passage au front et l’expérience chez les malades mentaux – malades non pas en temps de guerre, comme le souligne Stéphane Audoin-Rouzeau, mais bien à cause de la guerre. Sans pour autant connaître le véritable vécu des anciens combattants et en ignorant également celui de son père, Philippe se montre sans pitié face à ces hommes qui se seraient, selon lui, laissé enivrés par la victoire, par une quelconque fierté du martyr, en adoptant naïvement une idéologie qui les a menés à leur perte. La rupture, en l’occurrence, est inévitable; en effet, pour nombreux des combattants de 1914-1918, il s’agissait de remplir leur devoir envers la patrie, de défendre avant tout leurs femmes et enfants, leurs terres. A l’image de cette lettre envoyée par une jeune institutrice à son fiancé de l’époque, enfin mobilisé, partir était „juste” et la mission confiée aux soldats ne laisse plus de place aux sentiments personnels, car tout se confond dans le bien collectif: „Moi j’aurais voulu te garder encore bien longtemps près de moi mais (…) maintenant, lorsqu’on parlera de toi, je pourrai soutenir le regard en disant : il est là-bas lui aussi”[21]. S’ils croyaient ou non à la propagande, si, comme Max, ils assumaient automatiquement leur rôle de soldat fort sauveur de la nation ou, au contraire, laissaient montrer leur faiblesse, cela importe moins. Pour les surréalistes, ils avaient été trompés. Mais ce que Philippe et les autres adeptes du mouvement n’avaient pas compris, c’est que les survivants „n’avaient plus que la dérisoire fierté de ces marques visibles de leur courage d’autrefois pour trouver la force de vivre encore un peu”[22].
Conclusions
A la fin des quatre années de guerre commence donc un long processus de transition vers la paix, avec démobilisation des soldats, mais aussi de toute une population fortement imprégnée par la violence, par l’esprit d’attaque, la haine contre l’ennemi, le besoin de revanche. Si des milliers de soldats gardent les traces physiques du conflit, à l’image de Pierre Bazin, polyblessé, et de tant d’autres comme lui que l’on appelera des „gueules cassées”, ils sont tout aussi nombreux à en avoir été bouleversés psychologiquement. Bien que la plupart du temps passés sous silence, ces traumatismes ont changé à jamais la vie de ceux qui comme Max et surtout Robert n’ont pas su mettre les mots sur leur profond mal-être. La réintégration au sein de la société civile, société à son tour fortement changée par la guerre, s’est ainsi avérée une tâche difficile pour ces vétérans qui avaient tout laissé afin de défendre leur patrie. Incapacité de trouver ou garder un travail lorsqu’on a perdu le sens de la routine, le savoir-faire ou que l’on se destinait plutôt à des études supérieures; incapacité d’assumer le rôle de chef de famille après que l’on a été héros de la nation; incompréhension et manque de dialogue avec les proches qui, eux, tentent de se reconstruire au plus vite, en ignorant souvent les défis qu’implique le retour du front pour ces anciens combattants; difficulté de rompre avec la guerre et retrouver une nouvelle raison de vivre. Autant d’enjeux qui se posent au sortir du conflit où, au milieu des monuments aux morts et des commémorations, les survivants ont sans doute du mal à trouver une place qui leur paraisse légitime, la leur.
Dans un univers qui se rebâtit peu à peu, les traces de 1914-1918 restent néanmoins profondément ancrées dans l’imaginaire collectif. La guerre aura des réverbérations sur les générations à venir, à commencer par les enfants nés dans les années suivant la signature de la paix. Comme Philippe, ils seront à jamais liés à cette guerre qu’il n’ont pas vue se faire, mais qui pourtant les entoure à chaque coin de leur vie: au sein de la famille et des proches qui, tous, déplorent des morts ou des blessés au champ de bataille; à l’école, où les enseignants sont partis au front et où l’on commémore le père de tel ou tel élève décoré à sa place; dans la littérature, le jeu, les dessins. Plus tard, lorsque ces enfants auront grandi, la guerre, la leur, ne sera parfois toujours pas achevée. Après des années impliqué dans le mouvement surréaliste, à essayer de tourner le dos au conflit mondial qu’avait tant impacté son père, les raisons de vivre de Philippe tourneront court à la fin des années 1960, avec les échecs succésifs de mai ’68 à Paris, de la révolution cubaine et du printemps de Prague. La défaite sera alors définitive. Un destin qui ressemble fortement à celui de Robert, un autre combat perdu, cette fois-ci non pas au champ de bataille, mais dans l’univers des idées et des barricades de Paris. Une guerre que père et fils avaient cru pouvoir fuir, mais qui les ratrappe jusqu’à la fin, où les deux tenteront d’échapper à la réalité par l’alcool et seront remportés trop jeunes par la maladie.
La mémoire de 1914-1918 se transmet donc de génération en génération et ce, sous plusieurs aspects. D’abord, le statut des familles qui y ont perdu un proche et qui les poursuivra désormais toute leur vie: veuve, orphelin, mère ou père d’un héros pour la patrie. Des lieux de pèlerinage, des monuments aux morts en passant par des cérémonies officielles de commémoration, tout est symboliquement mis en place pour rappeler à la société d’après, aux survivants qu’il faut être à la hauteur du sacrifice fait par les soldats. De même, les affairesrapportées du champ de bataille, les lettres échangées, les carnets des poilus sont tout autant d’objets que l’on garde en famille et qui racontent, chacun, une histoire personnelle de la guerre. Mais l’héritage se transmet aussi parfois sans mots ni objets concrets. La violence et le bruit des obus couvre la voix de ceux qui y ont participé. La guerre est passée sous silence, mais son souvenir est cependant légué de père en fils, comme un gène que l’on a fait passer à son insu. Le déni, l’incompréhension, le mépris ou encore, l’inconscience de ce qu’ont pu vivre les soldats durant ces quatre années sanglantes brisent les relations, le dialogue.
Au final, sortir de la Grande Guerre est par essence une longue affaire de deuil. Un deuil qui n’est pas seulement celui des proches vis-à-vis des morts, mais aussi, et surtout peut-être, celui des survivants et de leurs familles. Deuil de leurs plus belles années de jeunesse, de leurs envies d’études, de leur couple parfois, d’une vie meilleure qui leur appartienne. Dans le cas de Robert, le deuil du père jamais satifait par son fils; le renoncement également du fils, Philippe, à ses idéaux nés dans l’après guerre et qui prennent fin violemment avec les événements de ’68. Enfin, accepter et intégrer cette rupture qui s’est installée entre père et fils, cette „filiation interrompue”. Cependant, c’est la troisème génération qui osera briser le silence, qui posera les questions qui font mal et qui arrivera à entrevoir, à travers les lettres, les récits, les non-dits et les gestes, la véritable souffrance, le déchirement provoqués par le conflit. En choisissant, sans doute inconsciemment, de se pencher sur la Grande Guerre dans sa carrière, Stéphane Audoin-Rouzeau est parvenu, avec le recul de l’historien, à rétablir à son insu la filiation brisée de sa lignée. L’héritage du conflit est bien là, mais tranformé, réinventé. Si 1914-1918 a volé la vie à Robert et à Philippe, le petit-fils a fait de la guerre sa vie. Le deuil est alors peut-être achevé et le moment serait effectivement venu de s’en détacher et lui dire „adieu”.
Notes:
[1] Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson, Sortir de la Grande Guerre, Éd. Tallandier, Paris, 2008, p. 14.
[2] Stéphane Audoin-Rouzeau, Quelle histoire:un récit de filiation (1914-2014), Éd. Seuil / Gallimard, Paris, 2013.
[3] Ibidem, p. 24.
[4] Jean-Pierre Guéno, Paroles de poilus, Éd. Librio, 2013, p. 33.
[5] Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 82.
[6] Ibidem, p. 44.
[7] Étienne Tanty, cité par Jean-Pierre Guéno, op. cit., p. 39.
[8] Bruno Cabanes, in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Éd. Bayard, 2004, p. 1047.
[9] Bruno Cabanes, in Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson, op. cit., 2008, p. 41.
[10] Bruno Cabanes, in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 1058.
[11] Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 114.
[12] Ibidem, p. 102.
[13] Bruno Cabanes, in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 1059.
[14] Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 112.
[15] Manon Pignot, in Stéphane Audoin-Rouzeau et Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 638.
[16] Ibidem, p. 628.
[17] Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 98.
[18] Ibidem.
[19] Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Éd. du Seuil, Paris, 1964, p. 9.
[20] Louis Aragon, cité par Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 54.
[21] Stéphane Audoin-Rouzeau, op. cit., p. 62.
[22] Ibidem, p. 56.
Bibliographie:
AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, Quelle histoire:un récit de filiation (1914-2014), Éd. Seuil / Gallimard, 2013.
AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Jean-Jacques (sous la direction de), Encyclopédie de la Grande Guerre, Éd. Bayard, 2004.
AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, PROCHASSON Christophe (sous la direction de), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après-1918, Éd. Tallandier, 2008.
GUÉNO Jean-Pierre, Paroles de poilus, Éd. Librio, 2013.
NADEAU Maurice, Histoire du surréalisme, Éd. du Seuil, 1964.
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